jeudi 4 décembre 2014

Refaire le monde

Fiction possible | 2

J’étais arrivé en retard à cette réunion où je savais que rien ne s’y passerait, sinon en apparence.
Notre rituel était d’écouter notre responsable le plus longtemps possible de manière à ce qu’aucune place ne soit laissée aux questions gênantes. Ne surtout pas ébranler son pouvoir.
Elle avait demandé à un nouveau collègue de nous présenter le compte rendu de diverses réunions auxquelles il aurait assisté, au Ministère.
Après avoir enlevé mon manteau, posé mon sac et pris place à une extrémité de la table je regardais chacun de mes confrères un par un, ils étaient d’une grande attention devant paroles et gestes de ce petit prof (en taille). En possession d’un doctorat de designer, il enseignait cette discipline et donnait ses cours en anglais.
Il avait été mandaté pour nous informer, et le sujet était important, il s’agissait du Design et de l’avenir de notre école. Il parlait avec un enthousiasme débordant. Assis à l'autre bout de la table devant son ordinateur portable ouvert. Les cheveux courts et blancs ou d’un gris léger, les yeux bleus, la chemise blanche à motifs brillants, le col ouvert, relevé sur sa nuque, il portait des gants blancs. Je ne supposais pas que c’était un choix esthétique, je supposais qu’il ne voulait pas salir son clavier sur lequel il tapait tout en parlant. Il regardait son écran de temps en temps pour avoir la confirmation de ce qu’il disait, mais nous n’avions pas accès à son écran et personne ne voyait ce qui devait être l’illustration de ses mots ou l’évidence de sa raison. Ma difficulté à entrer dans le vif du sujet me permettait d’observer avec détachement. Je compris malgré tout que le moment était important.
On nous demandait de penser à des projets qui pourraient s’inscrire dans ce programme défini lors de ces réunions au Ministère.
L’économie allait mal, c’était la crise, beaucoup d’entreprises fermaient et ces fameuses réunions au Ministère étaient plutôt un souffle d’optimisme, la seule perspective qui allait sortir le pays de la crise c’était le DESIGN ! Domaine oublié, laissé dans l’ombre, et qui allait pouvoir générer une véritable reprise.
« — C’est un tapis rouge que l’on met devant nos écoles, il y aura de l’argent pour des projets et c’est une opportunité qu’il ne faut pas laisser. » Nous devions tous ne pas mettre en doute sa parole, notre école allait devenir riche, nous allions obtenir des subventions pour développer des projets très inventifs en partenariat avec des entreprises et enfin sortir de la crise !
Nous pouvions croire que le pays, voire l’Europe allaient trouver les solutions et les méthodes pour sortir de cette longue période et qu’il était effectivement temps de faire une analyse critique du système économique, mais ce n’est pas ce que j’ai entendu. J’ai entendu qu’il fallait inventer ce qui allait produire beaucoup d’argent. Sans être critique, il fallait se placer en visionnaire-rêveur et abolir, oublier, remplacer tout ce qui a fonctionné et qui a généré de la richesse par quelque chose d’identique. L’ère du numérique était déjà là et il ne fallait pas louper le coche. Les espoirs devaient gommer les désespoirs, ou les désespérés devaient être oubliés parce qu’ils sont ringards. À nous d’être innovants, et obéissants sur notre tapis rouge. Notre collègue souriait en nous révélant ces ultimes informations. Avait-il le sentiment d’être généreux de nous instruire, ou de nous impliquer dans ses secrets ?

Il avait l’air aussi heureux qu’un petit garçon à qui ses parents auraient dit qu’ils allaient enfin gagner au loto, car ils avaient pris le risque d’investir dans plusieurs billets !