Instants invisibles
Chevelu,barbu, portant d’immenses lunettes de vue aux verres teintés, la
démarche lourde, légèrement voûté souvent vêtu d’une veste
trop grande, un sac en bandoulière tombant sous la taille. Il était
correspondant du journal Le
Monde,
un des nombreux journalistes parisiens présent durant la semaine des
Rencontres Internationales de la Photographie, sans doute était-il
le moins parisien de tous, ne jouant jamais du prestige du journal
pour qui il travaillait.
Nous
étions un petit groupe à nous retrouver chaque année pour nous
mesurer, découvrir, rencontrer. Nous passions de longs moments avec
lui sans savoir qui il était réellement. Correspondant d’un grand
journal national nous suffisait. Puis un jour il nous raconta comment
il gagnait sa vie en dehors des piges qu’il rédigeait pour la
presse, comment même il écrivait avec facilité.
« – Il
suffit que je m’enferme une semaine chez moi avec une caisse de vin
rouge et j’écris un livre ! Un roman de gare, un livre que je
signe d’un pseudonyme. » Nous lui avions demandé qu’il
nous donne ses pseudonymes, il n’avait pas voulu.
Un
soir il me demanda quel âge je lui donnais. Je répondis vingt-cinq,
trente ? À vrai dire il faisait partie des gens à qui on ne
donnait pas d’âge. Son visage était tellement caché derrière
ses poils et ses lunettes qu’on ne pouvait déceler la moindre
ride. Seule sa préférence à être plus souvent avec nous plutôt
qu’avec les officiels me laissait croire que nous étions proches.
Il me répondit assez brutalement : « – Tu te
moques de moi, j’ai quarante-cinq ans ! ». Il était
donc d’une autre génération et je devais le ranger parmi les
aînés, mais il aimait rire avec nous, ou bien à rester grave dans
un isolement respectable, dans son absence d’ambition dans une
innocence préservée ou recherchée ? Je le regardais alors
comme un vieil enfant sombre.
Un
autre soir sur la place du Forum il était venu me voir pour me
demander un service que seul je pouvais lui rendre me dit-il. Il
avait un rendez-vous avec une jeune femme et il avait envie de
soigner son image.
« – Peux-tu
me tailler la barbe et surtout la moustache ? Mais tu ne
déconnes pas ! ».
J’acceptais et il allait demander à
quelques amies filles attablées aux terrasses des cafés de la place
si l’une d’entre elles n’avait pas une paire de ciseaux dans
son sac. Quelqu’un lui tendit des ciseaux à ongles et nous sommes
allés nous installer sous un réverbère. La tête levée vers le
ciel je lui taillais la moustache de manière à dégager sa bouche.
Sa confiance était grande et pour être à la hauteur je
m’appliquais au mieux, peu importe ma tâche. Pendant que je lui
coupais ses poils il me parlait de sa conquête, la faible lumière
du réverbère définissait le territoire de ma fonction éphémère.
La rue et la nuit existaient à côté. Je fis mine de rater un coup
de ciseaux et m’exclamais :
« – Oh merde » il me
répétait toujours :
« – Déconne pas Felipe ! »
Des mots, les mêmes mots pour maintenir nos sourires dans notre espace.
Longtemps
après, chez une amie j’ai trouvé dans sa bibliothèque une
anthologie de la poésie contemporaine, en feuilletant le livre j’ai
découvert quelques poèmes d’André Laude, j’ai lu le résumé
de sa biographie et j’ai été pris d’une vive émotion, car je
ne pouvais faire le lien avec ce personnage qui m’avait demandé de
lui tailler les moustaches un soir à Arles. La guerre d’Algérie
était passée par lui et avait tout bouleversé de son être jusqu’à
détruire ce regard premier qu’il portait sur le monde.
Nous
nous retrouvions chaque année à Arles durant les premières
éditions des Rencontres de la photographie dans les années
soixante-dix, quatre-vingts.
Je
ne sais plus à partir de quand il n’est plus venu, à partir de
quand nous avons cessé de nous voir, ni même pourquoi il avait eu
tant de pudeur.
Lors d’un séjour à Paris plusieurs années
après encore, l’autobus dans lequel je circulais traversait la
Seine sur le Pont d’Austerlitz, sur le trottoir j’ai vu un homme
titubant, sa besace sur l’épaule et sa démarche voûtée me
faisaient penser à lui. Lorsque le bus le dépassa je le regardais
de face et m’aperçu que c’était vraiment lui, plus sauvage
encore. Je ne voyais pas cette apparence de vagabond ivre mais celui
qui est inscrit dans l’histoire de la poésie contemporaine, j’ai
eu le même frisson que lorsque j’avais découvert ses poèmes chez
cette amie. Je ne suis pas descendu à l’arrêt suivant pour tenter
de le retrouver, l’aurais-je aidé à mieux mourir ? Cette
image m’avait pétrifié. Je ne me souviens plus très bien de ce
jour-là sinon de cette silhouette titubante, du bus qui m’emmenait
ailleurs alors que ma pensée se figeait comme une photographie quelques jours, quelques semaines avant sa mort, ai-je appris encore
longtemps après.