Son temps était orchestré entre les grandes institutions où il exerçait son métier d’historien-chercheur et les cours qu’il donnait dans une université de province où il se rendait chaque semaine.
Lorsque sa seule fille fêtait ses dix-sept ans, le COVID 19 était en train de naître en Chine. Quelques mois plus tard il s’était répandu sur l’ensemble du globe. Des mesures gouvernementales nous obligeaient à rester chez nous pendant huit semaines. Quitter Paris était sa décision pour vivre cette période auprès de sa nouvelle compagne et mère de son quatrième enfant, loin de la capitale, loin de ses deux fils étudiants dans des universités parisiennes et de sa fille lycéenne.
Leur appartement est au cinquième étage d’un immeuble haussmannien,
en haut du boulevard de Strasbourg à quelques pas de la bouche de métro
Château d’eau.
Divisé en deux parties, séparées par un couloir central.
Trois
pièces à droite, dont un salon, une chambre et la cuisine à l’extrémité,
les fenêtres s’ouvrant sur le Boulevard à l’Ouest. Deux chambres à
gauche après l’entrée et une salle de bain au bout, les fenêtres côté
Est donnant sur le Passage du Désir entre le Boulevard et la rue du
Faubourg Saint Martin près de la mairie du Xe.
Le déconfinement ne modifia pas ses nouvelles habitudes, il restait
en province et durant l’été, sa fille qui avait obtenu son bac était allée passer quelques jours chez lui, chez sa compagne et son petit
frère.
Il faisait chaud, l’herbe était jaunie, le silence régnait
loin du mouvement de la ville. Les vaches se promenaient dans leur
enclos immense face à la terrasse sur laquelle les repas se prenaient
sous un auvent improvisé avec une bâche plastique imprimée et attachée à
une gouttière d’un côté et sur des longs bâtons fixés dans la
structure d’un banc de l’autre côté.
C’est après un dîner qu’elle
raconta à son père l’expérience d’une contemplation quelques jours précédent sa visite.
Cela se passait un soir dans la cuisine de l’appartement. Le soleil se
couchait derrière la ville et le Sacré-Chœur, ses rayons illuminait la
pièce de sa lumière rasante et horizontale, réfléchissant la couleur
rouge des portes et des éléments de rangement. Elle avait observé cette
atmosphère si chaleureuse au-dessus de la grande table rustique,
conviviale.
En attendant un ami elle s’abandonnait à cette fenêtre, à
cette lumière aux effets troublants. Lorsque son ami arriva, il remarquait
lui aussi cet embrasement si singulier sur le rouge vif et brillant.
Elle communiquait à son père une réalité dans laquelle il était de plus en plus absent.
Il
lui répondait que les jours suivant l’achat de cet appartement et leur
installation avec sa mère, il aimait ouvrir la fenêtre de la cuisine, il
s’asseyait devant le paysage de la ville au coucher du soleil. Mais
avant il prenait soin de se servir une Vodka, avalait une petite gorgée
en disant à sa femme Lætitia : « On a eu raison ! » puis il reprenait un
peu de Vodka et répétait jusqu’à leur infini leur complicité bien
au-delà du raisonnable. En évoquant ce passé il ne citait pas le prénom
de sa femme. À sa fille Gaïa il disait « maman » pour sortir du temps et
ne jamais oublier ou seulement faire durer la présence d’une mère
disparue trop tôt.
L’un et l’autre parlaient d’absence. Sans le vouloir, Gaïa avait retrouvé les motivations émotionnelles de ses parents comme des objets enfouis et oubliés, elle s’exprimait avec enthousiasme pour partager sa découverte. Christian répondait à cette provocation par une autre, mais les deux s’accordaient comme on pourrait le faire avec des cordes vocales et celles d’une guitare pour dire la beauté et l’amour sans jamais prononcer ces mots.